Équinoxiales Auteur :
Gilles Lapouge Gilles Lapouge, né en 1923 à Digne. Études d'histoire à Aix-en-Provence. Journaliste. Correspondant à Paris du journal brésilien
0 Estado de Sào Paulo. Collabore au
Monde et à
La Quiname littéraire.
Le Brésil fascine la Renaissance. De tous les havres de France, les bateaux appareillent. Des ramas de nobles et de voyous patrouillent en Amazonie, à Sào-Luiz, à Bahia, à Rio de Janeiro. Bientôt les Français auront raflé assez de terre pour baptiser le domaine, ce sera la France équinoxiale.
J'ai passé trois mois dans les terres équinoxiales. Comme elles sont très anciennes, j'ai évité l'avion. L'autocar était mieux accordé à ce voyage : ce n'est point dans l'espace qu'il se promène, c'est dans le temps. Il me dépouille de mes oripeaux. Ii efface mon identité, ma mémoire. C'est incognito que je me déplace. Me voilà flou sans figure ni biographie. Je ne sais plus où je me suis mis. Et comme je ne suis plus, je pense. Je ne vais pas raconter que je suis allé en Amazonie. À peine ai-je fait quatre pas dans ses nuages. Je n'ai même pas écarté le rideau d'arbres qui la cache. Si j'ai cru par instant deviner quelque chose, c'était une ombre, une forêt comme un fantôme, un tremblement sous un voile mais quels fanfarons, ceux qui connaissent l'Amazonie, est-ce qu'on connaît la mer ?
Je suis resté deux semaines à Sâo-Luiz, dans le Nordeste. Cette ville est la plus belle. Elle est infestée de songes. Elle ajoute aux beautés livides de Venise les chagrins et les fêtes de l'immense soleil qui étincelle au-dessus de son vieil océan, comme l'oeil de la mort. Chaque jour, je passais une heure dans le square Leite. C'est un très beau jardin à cause de ses palmiers royaux. La mer est toute proche. Le soir, elle envoie une petite brise; toutes les fleurs tremblent.
Tous les dieux ont la même tactique. Ils vous jettent de la nuit aux yeux. Ceux de Bahia sont comme les autres mais ils sont très rusés et très instruits, l'obscur ne leur suffit pas, ils mobilisent aussi la lumière. Le Brésil en est toujours à tirer la langue sur ses brouillons. Là-bas, les forêts n'ont pas cessé de marcher, elles en sont encore à Brocéliande. Le Brésil fait ses coups en douce. Chaque voyageur sécrète son propre voyage, comme une urée; et le pays qu'il visite, il le souffle devant lui, c'est une bulle de bande dessinée. Tous les Guides Bleus et les Baedeker sont les guides non figuratifs. Et ces notes se distinguent seulement de dire ce que les carnets de route en général taisent. Il faut reconnaître aussi que ces dispositions conviennent au Brésil. C'est le charme de ce pays, et son péril. Il borde le songe et il est un songe. Il est tramé de beaucoup d'ombres et d'énigmes même si ces ombres se diluent dans les lumières de longs étés. Les règles de la raison, les comptabilités de la science ne l'ont pas rangé encore ou bien sur ses marges à peine, dans les grandes villes du Sud, à Sào Paulo, à Rio ou à Porto Alegre, dans cette ville mathématique, irréelle qu'est Brasilia, mais, pour le reste, c'est un pays sans balise et sans stèle et le grand empire de l'indifférencié.
C'est pourquoi, plutôt que de me planter dans le Brésil de la logique et de la table de multiplication, dans ces villes qui dorment debout, j'ai choisi le Brésil innommé, le Brésil des confins et de l'exil, ces vastes régions éperdues du Nordeste et de l'Amazonie qui vacillent aux marges de nos rêveries. Là-bas, la terre même et les arbres continuent de s'inventer. Le lingot n'est pas encore refroidi.
Condition générale du livre : Non disponible > Plus d'information... Numéro d'inventaire : 27049 Éditeur : Flammarion Collection : Le Livre de Poche Numéro(s) du livre : 5283 ISBN : 2-253-02248-9 Année d'impression : 1977 Poids : 160 gr
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